Le vieux matou s'éveillait doucement. Il entendait les respirations profondes de ses camarades. Il ouvrit les yeux par réflexes mais, comme c'était le cas depuis de nombreuses lunes, aucune lumière ne se fit. Il ne restait que les ténèbres. Voile de Nuit soupira et se décida à se lever. Les bruits de respiration guidèrent ses pas vers l'extérieur sans qu'il ne marche sur ses compagnons d'infortune. Dès qu'il posa une patte au dehors l'Ancien sut qu'il était encore très tôt. La patrouille de l'aube n'était même peut-être pas encore parti. L'herbe était pleine de rosée et l'air était frais. Le printemps était revenu mais le matin et le soir continuaient d'apporter un peu de froid. Le matou s'ébroua avant de se décider à se diriger vers l'entrée du Camp, toujours à pas précautionneux. Ses autres sens remplaçaient peut-être sa vision mais cela ne lui permettait tout de même pas de gambader comme il pouvait le faire lorsqu'il avait encore l'usage de ses deux yeux. Parvenant à l'endroit où se recoupaient les odeurs de tous les Guerriers Voile de Nuit s'assit. Il était certain d'être à l'entrée du Camp. Les odeurs, la terre tassée par les multiples passage, le bruits furtifs de pas venant dans sa direction. Il ne s'était pas trompé. Apparemment la patrouille partait. La peine mordit son cœur à ce constat. Lui même ne serait pas de la partie. Ne le serait plus jamais. Ce sentiment ne put se lire sur son visage. L'Ancien arborait une mine fermée qui ne laissait rien transparaître. Il ne pouvait se permettre de paraître plus faible et diminué qu'il ne l'était déjà. Le déshonneur était déjà bien assez grand. Il aurait voulu savoir à quoi ressemblait le Camp maintenant. Avant leur départ il pouvait encore se figurer l'endroit à partir d'images qu'il conservait précieusement dans un coin de sa mémoire. Maintenant il ne pouvait plus user de ce stratagème pour se donner l'illusion de la vision. Ses repères avaient changé.

De petites vibrations remontèrent le long de ses pattes et l'air se fit mouvant autour de ses moustaches. L'Ancien était certain que quelqu'un approchait et que ledit quelqu'un avait un pas quelque peu pesant. Cependant ce n'était pas pour ça qu'il allait bouger. L'autre avait encore, à coup sûr, l'usage de ses deux yeux. Il était le seul à avoir le privilège d'être aveugle ici et ne connaissait aucun borgne. Il resta donc assis à l'entrée du Camp, ses yeux laiteux braqués sur la forêt qu'il ne pouvait plus voir mais dont il percevait les bruissements. Tout à sa contemplation silencieuse il ne se rendit pas compte que l'autre ne déviait absolument pas de sa trajectoire. Voile de Nuit manqua tomber à la renverse, ne s'attendant pas le moins du monde à un tel choc. Il se retourna vers le malotru, le poil hérissé et ses yeux se plaçant exactement à l'endroit que lui indiquaient ses oreilles et son flair.

- Il me semble que tes yeux te servent encore à quelque chose. Ait un peu de respect pour les Anciens. Sans nous tu ne serais même pas là aujourd'hui.

Nui avait eu plus peur qu'il ne voudrait jamais l'avouer. Il se savait parfaitement incapable de se battre. Il avait perdu en force et en agilité ces dernières lunes. Ne pas voir il avait fini par s'y habituer mais il n'était plus suffisamment en forme pour vouloir retenter de s'entraîner. Ce qui, en soit, ne lui aurait pas déplu. Mettre la pâté à des Apprentis qui pouvaient pourtant voir chacun de ses mouvements aurait été fort intéressant. Mais passons, là n'était pas la question. Voile de Nuit avait pris son air le plus mal aimable et gardait ses yeux qui ne voyaient plus sur son vis-à-vis. C'était assurément un Guerrier de son Clan mais qui il n'aurait su dire avec précision.

- D'ailleurs est-ce que je peux au moins savoir qui est l'imbécile qui n'est pas foutu de regarder où il met ses pattes ?

L'Ancien était lancé et particulièrement en forme. Il allait falloir plus que de la diplomatie si l'autre voulait que sa colère retombe. Ce qui, en soit, n'était pas encore fait. Voile de Nuit savait que de nombreux Guerriers, quoi qu'ils en disent, ne prenaient pas vraiment en considération les Anciens. On les respectait pour leur grandeur passée pas pour ce qu'ils étaient devenus.

Le vieil aveugle attendait une réponse qui ne venait pas. L'odeur de la peur parvint rapidement à son museau. Non mais depuis quand les Guerriers avaient-ils peur des Anciens ? Le monde tournait-il encore à l'endroit ? Nui ne savait pas ce qui était en train de se dérouler juste à ses pattes. C'est en entendant un miaulement plaintif émaner du sol qu'il comprit. Le Guerrier était tombé à terre. La colère de l'Ancien retomba. Il pouvait se montrer acariâtre et mal aimable mais n'était pas méchant à proprement parler. On ne l'avait pas éduqué ainsi. Il poussa un soupire à peine audible. Il sentait que la journée allait être compliquée, il ne savait pas ce qui lui avait pris de sortir ce matin. Il aurait mieux fait de rester au chaud avec les autres. Enfin, ce qui était fait l'était et on ne revenait pas en arrière. Voile de Nuit se déplaça donc jusqu'au Guerrier qu'il pouvait repérer grâcec au bruit de sa respiration. Le matou brun conservait son air imperturbable mais n'était plus agressif. La colère était passée lorsqu'il avait senti à quel point son "adversaire" était démuni face à ses mots.

- Allez, relève toi et ne fais pas cette tête. Je ne vais pas te manger. Après tu ne peux pas m'en vouloir d'être mécontent de me faire marcher dessus.

Si le ton était un peu plus aimable on sentait que l'Ancien allait un peu contre sa nature. Il ne savait pas réconforter. Les mots gentils, les mots qui apaisaient l'âme, ce n'était jamais lui qui les disait. C'était toujours Nuage de Rosée. A cette pensée la peine l'étreignit mais il la chasse, comme toujours. Il n'était pas le moment de songer à cette sœur qui n'avait jamais atteint le rang de Guerrière. Il conservait ses yeux qui ne voyaient plus sur le matou. Il sentait un peu l'humidité d'ailleurs. C'était étrange pour un chat qui devait avoir dormi au sec. Nui fronça le museau, perturbé. Il n'ajouta cependant rien à ce sujet. Chaque chose en son temps.

- Un peu de compagnie ne me fera pas de mal et j'aurais besoin d'yeux pour aller me chercher à manger.

C'était ce que Voile de Nuit pouvait faire de mieux en matière d'amabilité. Jamais il n'oserait proposer à ce chat encore inconnu de partager son petit-déjeuner. Dire les choses comme il l'avait fait était une manière détournée de dire la même chose mais bref. La tournure avait une importance particulière pour l'Ancien.

L'autre se présenta comme étant Plume de Charbon. C'était un nom que l'Ancien avait déjà entendu mais il était bien certain de ne pas connaître personnellement le matou. Le vieil aveugle, quant à lui, ne prit pas la peine de donner son nom. Ils n'étaient pas très nombreux à être comme lui d'anciens guerriers et tout un chacun les connaissait au moins de nom. D'autres les connaissaient un peu mieux pour avoir dû prendre soin de leur pelage ou pour leur avoir approrté à manger pendant leur apprentissage. Le tout étant qu'il n'y avait pas trente sept aveugles qui vivaient ici alors l'autre devait bien se douter de son identité. L'autre ajouta simplement qu'il serait ravi de l'accompagner pour déjeuner.

- Parfait, marmonna-t-il.

Il se détourna et prit le chemin du tas de gibier. Il savait par où il devait aller, son odorat ne le trompait pas. Le vieux chat allait cependant lentement. Il ne comptait pas se prendre les pattes dans quoi que ce soit alors qu'il se trouvait à l'intérieur du Camp. Il tenait à resté drapé dans les quelques pans miteux de sa fierté. Il se plaça non loin des proies, attendant que le Guerrier lui attrape une quelconque bestiole à se mettre sous la dent. Voile de Nuit renifla la proie et détermina qu'il devait s'agir d'un volatile. Il ne saurait dire lequel avec précision. Il prit une bouchée qu'il mastiquât avec soin.

- Je te remercie. Ceci dit je pense que tu pourras terminer à ma place, je n'ai plus guère d'appétit.

L'Ancien ne mangeait presque plus depuis qu'il avait cessé d'avoir tout activité physique. Et puis il ne voulait pas prélever plus que sa part alors qu'il ne pouvait plus participer à la vie du Clan. Il racontait bien quelques histoires aux plus jeunes mais ce n'était pas ce qu'il appelait une véritable participation. Il n'était ni capable de chasser et encore moins de se battre contre d'éventuels ennemis. Il n'était plus qu'un poids mort pour le Tigre. Le vieux chat chassa cet idée de son esprit. Il ne voulait pas que son vis-à-vis pensât que c'était à cause de lui qu'il était morose. Il avait l'air bien assez préoccupé comme ça. Il fit attention aux bruits que faisait le Guerrier en mangeant. Les craquements étaient peu nombreux. Une nouvelle fois Nui fronça les sourcils.

- Comment se fait-il que tu sois déjà debout ? Tu devais partir en patrouille ? J'espère ne pas t'avoir empêché de faire ton devoir.

Le brun ne voulait pas lui demander directement pourquoi il se nourrissait si peu. Tous pensaient qu'être aveugle l'empêchait d'appréhender son environnement. Ils ne comprenaient pas qu'il continuait de voir malgré la pellicule blanche devant ses yeux. Ce n'était tout simplement plus pareil. Dans tous les cas il n'aborda pas le sujet avec Plume de Charbon. Il ne se sentait pas en droit de le faire. Ils ne se connaissaient pas après tout.