Je marchais tranquillement entre les rochers. La lune brillait, donnant une belle couleur blanche un peu fluorescente aux pierres. Je m'assis un instant pour admirer le quartier. J'étais contente de quitter l'atmosphère belliqueuse qui régnait sur le camp. L'air était frais, la vapeur formait de petits nuages blancs en sortant de ma gueule. Les rares herbes qui poussaient entre les rochers crissaient doucement sous mes pattes. Je me demandais si la lune était à sa moitié. Peut-être que les guerisseurs se réuniraient-ils ? Je jetai un oeil vers le mont de rocs qui abritait la Pierre de Lune. Je choisis de me rendre plus loin. Je ne savais pas trop où aller, c'était tout de même pour chasser que j'étais sortie. Une petite souris grignotait quelque chose. Je m'accroupis et me déplacais lentement vers elle, tout sens en alertes. Mais un bruit retentit, faisant fuir la petite bête. Je me retournais, cherchant du regard qui m'avait dérangée. Des yeux verts brillaient dans la nuit.

- Nuage d'Or ? C'est toi ?

Le chat inconnu ne répondit pas. J'étais à peut près sûre qu'il s'agissait de Nuage d'Or. C'était bien l'odeur du clan du Lion. Quoique le doux effluve des fleurs me troublait les sens. C’étaient ces belles jonquilles noires, qui ne s’ouvraient qu’à la nuit tombée, délivrant un centre jaune, si toxique. Celles qui poussaient entre les rocailles, celles qui empoisonnaient quiconque qui avait la bien stupide idée de mâcher son pollen… Elles étaient magnifiques, mais si dangereuses…
Un serpent glissait silencieusement à mes pattes. Une vipère. Son corps ondoyait doucement sous le clair de lune. Des écailles finement tracées sur une peau verte aux reflets argentés. Elle s’arrêta. Leva une tête triangulaire, pourvue de deux yeux d’un vert émeraude. Elle siffla. Un sifflement mélodieux, découvrant une langue en fourche, un trident porteur de mort. Puis, sans crier garde, elle chargea. Elle attrapa une souris, lui plantant ses crocs vénéneux dans l’échine. Ma souris. Qui avait eu le malheur de sortir de son refuge. Puis le serpent s’en alla comme il était venu, rampant sur le sol rocailleux. Lui aussi si parfait, si envoûtant mais pourtant mortel.
Tout cela s’était passé en quelques minutes, si brèves secondes dans l’immense engrenage du temps. Le chat ne bougeait pas. Son odeur flottait toujours dans l’air. Celle du clan. Le clan. N’était-il pas similaire à ces fleurs et à cette vipère ? Si parfait en extérieur. Système parfait, organisation parfaite. Et dedans ? Luttes internes, conflits incessants, morts ininterrompues. Traîtrises infinies, déceptions si cruelles... Je ne voulais plus vivre dans ce monde si fourbe. Je voulais redevenir un petit chaton, ou recommencer cette vie. M'en aller, loin, très loin, n'être plus qu'un filet de brume parcourant les terres, une bise sur les océan, un souffle dans les airs...
Je voulais quitter toutes ces brouilles inutiles. Les chats n'étaient pas faits pour vivre ensemble. Ils étaient libres. Et ceux qui se bandaient les yeux devant cette réalité ne valaient pas mieux que des chats domestiques. Je voulais être libre, libre comme l'air... Pensais-je vraiment ignorer ce que je faisais ici ? Non. Je souhaitais partir. Loin. Et ne plus revenir. Qu'est-ce qui me retenait ? Des ombres. Des morts. Des spectres aux visages effacés par la brume du temps. Rien d'autres. Des morts... Il y en avait eu tant ! Les comptais-je encore ? Mon père, ma mère, d'abord. Mais je m'en fichais. Je les haïssais, après tout. Puis, il y avait eu lui. Nuage de Papillon. Oh, comme les autres m'importaient peu ! J'aurais tout donné pour qu'il revive. Mais je n'avais rien, que cette vie inutile. A quoi servait-elle ? Je me le demandais. Autant en faire quelque chose. Les chats qui n'évaient pas le courage de la supporter se jettaient du haut de la cascades et mourraient. C'étaient des lâches. Moi, je ferai quelque chose. Je m'en irai. Et vite. Seulement, il en restait. Peu, mais quand même quelques uns. Qui, en fait ? Nuage de Brume n'était plus là. Disparue. Evaporée. Il n'en demeurait qu'un souvenir un peu amer, dont je préférais ne pas me remémorer l'existence. Puis, il y avait Papillon Etoilé. Elle était gentille, mais décidement loyale jusqu'à l'aveuglement. Prête à tuer des innoncents pour prouver à son lieutenant qu'elle lui était fidèle. Une fidélité quelque peu repoussante. Mais n'avais-je pas tué des innocents, moi ? Je me dégoûtais toute seule. Ensuite, il y avait Coeur d'Ebène. Ma mentor et lieutenante. Accusée de traîtrise. Mais y avait-il un traître ? Nous étions tous des traîtres. Elle m'avait tant déçue qu'il fallait mieux à mes yeux qu'elle fut la traître. Il restait Nuage d'Or. L'une de mes première amie. M'avait-elle déçue ? Peut être. Je ne voulais pas me souvenir. Elle se tenait en face de moi, restant aussi immobile qu'un rocher. Je déclarais d'une voix énervée par son mutisme :

- Allez, tu joues à cache-cahe ? Tu as fait fuir ma proie que j'escomptais manger. A présent, elle est dans l'estomac d'une vipère. Elle aurait eu une meilleure place dans le mien. Tu ne me dis pas pardon ?

J'écoutais le parfait silence de la nuit. Parfait à faire peur. A peine souillé par le doux tintement des feuilles secouées par la bise glacée.

- Je crois qu'elle est très bien dans l'estomac de cette vipère, ne crois-tu pas ?

Elle me fixa longuement. Je ne détournai pas les yeux. Que me voulait-elle ? En avait-elle également assez, de ces conflits incessants, de ces luttes perpétuelles, infertiles ? Sans aucun espoir d'achèvement. J'en avais marre de ces chatons qui jouaient la guerre. Tous ces guerriers, se croyaient-ils forts ? Etait-ce la force, de tuer des chats qu'ils ne connaissaient pas ? Tuer pour être le meilleur. Le plus fort. Ils étaient ridicules et aveugles. Un jour, il n'y aurait plus de chats parce qu'ils se seraient tous si bien entretués pour des valeurs risibles et un clan invisible, que la forêt serait vide. Et que faisait-il, ce clan en question ? N'était-il pas censé nous protéger ? Et bien, non, il ne nous protégeait pas parce qu'il n'était pas. Tout simplement. On tue et on meurt avec l'espoir stupide de les rejoindre. On s'invente des contes pour ne pas avoir peur du néant qui suit la mort et soulager sa conscience de tous les chats qu'on a tués. Une vie après la mort, qui le premier avait inventé une telle utopie dérisoire ? Ils n'étaient que des lâches soucieux de donner un sens à leur vie qui n'en avait pas. Le regard voilé de tristesse, je répondis :

- Non, il eut été mieux dans le mien.

Mais c'était trop tard à présent, voulus-je ajouter. Je n'en fis rien. J'avais envie qu'elle souffre comme je souffrais. Ratacher mon esprit à quelques brides de réalité. Réalité si niaise à vrai dire. J'entrepris de me lècher la patte et de la passer derrière mon oreille.

- Crois-tu sincèrement que cela m'importe ? finis-je pas lâcher, lasse de son mutisme.
Crois-tu que je m'attache à des choses si stupides ? Me penses-tu capable de me souvenir ma vie entière d'une vipère qui a mangé ma proie par ta faute ? Non, ce n'est pas moi. Je voudrais juste m'en aller très loin d'ici, vers les montagnes dont on voit le sommet enneigé, là-bas, et ne plus jamais revenir au clan. Et ne plus jamais croire que de chimèriques guerriers célestes veillent sur nous.

- Tu ne comprends rien, tu es comme les autres...

Ces paroles me firent mal au cœur. Comme les autres. Si elle savait comment elle avait tort ! C'était elle, qui faisait partie des autres ! Qui rampait aux pieds de notre défunte meneuse, qui léchait les pattes des plus puissants pour s'en attirer les bonnes grâces. Son hypocrisie n'avait pas de bornes. Je mourrais d'envie de partir loin derrière ces pierres, mais je ne pouvais pas. Je voulais être la meilleure, et pour cela il me fallait rester ici. Prendre le contrôle. Mais plus tard. Vaincre tous ces faibles. J'avais hâte, mais il me fallait attendre. Elle ne comprenais pas. Elle ne comprenais rien, rien. Plus personne ne me comprenait. Plus personne n'avait envie de comprendre une apprentie taciturne et étrange. Qu'y avait-il à comprendre ? Les seuls qui me comprenaient étaient morts. Il ne restait rien d'eux. J'étais la seule à m'en souvenir. Moi, j'allais devenir la meilleure. Personne ne m'oublierait. J'allais marquer l'Histoire. Bien après ma mort, on tremblerait encore à mon seul souvenir. Ce sera mon histoire que les anciens raconteront aux chatons. La mienne et la seule. Je le devais. Qui était-elle, cette lèche-pattes rampante pour me critiquer ? Bientôt ce serait à mes pattes qu'elle ramperait, et je n'accepterai jamais d'entendre sa voix hypocrite. Je tuerai les faibles, je conduirai mon clan à la victoire et à la gloire.
Elle s'éloigna, et chuchota. Sans doute avait-elle peur que je saisisse ses paroles. Je n'entendis presque rien, mais assez pour que la colère me submerge. Pour qui se prenait-elle ? Je criai :

- Attends ! Qui es-tu pour parler de la vie, toi, espèce de lâche ! Tu ne sais rien, tu ne comprends rien ! Et tu ne comprendras jamais rien, parce que ton esprit est trop obtus pour saisir la vérité et avouer que tu as tort !